CHAPITRE ONZE
Arrêtez ! M’écriai-je en me plaçant entre eux. Vous ne trouvez pas que j’ai assez de problèmes comme ça ? Bon sang, vous êtes de vrais gamins !
Ils continuaient à se fusiller du regard au-dessus de ma tête.
— J’ai dit, stop !
Je leur donnai un coup de poing dans la poitrine, et ils baissèrent enfin les yeux sur moi.
— Vous êtes ridicules, à gonfler le torse et à faire les coqs ! fulminai-je. Je n’aurais qu’à claquer des doigts pour vous botter les fesses à tous les deux.
Heath se balança d’un pied sur l’autre, gêné. Puis il me sourit comme un petit garçon qui vient de se faire gronder.
— Désolé, Zo. J’oublie toujours que tu as des pouvoirs magiques.
— Moi aussi, je suis désolé, lui fît écho Erik. Je sais que je n’ai pas de souci à me faire puisqu’il n’y a plus rien entre toi et lui, ajouta-t-il en adressant un petit sourire suffisant à Heath.
Celui-ci me regarda comme s’il s’attendait que je dise un truc du genre « Euh… Erik, tu ferais bien de t’inquiéter, parce que Heath me plaît toujours. » Or c’était impossible. Il appartenait à mon ancienne vie, et il n’avait pas de place dans mon présent, ni dans mon futur. Étant humain, il était beaucoup plus vulnérable et risquait d’être tué si on nous attaquait.
— OK, je m’en vais, lâcha-t-il, rompant le lourd silence qui s’installait.
Il fit volte-face, se dirigea vers la porte, puis il s’arrêta net.
— Mais, avant, je dois parler à Zœy en privé.
— Je ne bouge pas d’ici, déclara Erik.
— Personne ne te l’a demandé, répliqua Heath. Zœy, pourrais-tu sortir un moment ?
— Sûrement pas ! protesta Erik en se rapprochant de moi, comme si je lui appartenais. Elle n’ira nulle part avec toi.
J’allais lui dire qu’il n’était pas mon père lorsqu’il eut un geste qui m’irrita profondément : il m’attrapa le poignet et me tira vers lui, alors même que je n’avais pas fait un pas pour suivre Heath.
Mon premier réflexe fut de me dégager.
Il plissa les yeux. À cet instant précis, j’avais l’impression de me trouver face à un inconnu fou et méchant, non à mon petit ami.
— Tu n’iras nulle part avec lui, répéta-t-il.
La colère m’envahit. S’il y a bien une chose que je ne supporte pas, c’est qu’on essaie de m’intimider. C’est en partie pour ça que je ne me suis jamais entendue avec mon beauf-père qui, au fond, n est qu’un tyran. Et voilà que je retrouvais cette attitude chez Erik !
Je ne hurlai pas, je ne le frappai pas ; et pourtant ce n’était pas l’envie qui m’en manquait. Je me contentai de secouer la tête et de prendre ma voix la plus froide.
— Ça suffît, Erik ! Ce n’est pas parce qu’on s’est remis ensemble que tu peux me dicter ma conduite.
— Non, mais parce qu’on s’est remis ensemble, tu es censée ne plus me tromper avec ton petit ami humain !
Je reculai d’un pas, bouche bée, comme s’il m’avait giflée.
— Je t’interdis de me parler comme ça ! m’écriai-je, furieuse, au bord de la nausée. En tant que petite amie, je me sens blessée. En tant que grande prêtresse, je me sens insultée. Et en tant que personne dotée d’un cerveau en état de marche, j’en viens à me demander si tu n’as pas complètement perdu la tête. Qu’est-ce que tu crois ? Qu’à l’instant où je vais me retrouver seule avec Heath, dans un parking, en pleine tempête, je vais coucher avec lui ? Tu crois que je suis ce genre de fille ?
Il ne répondit pas, mais ses yeux assassins ne me quittèrent pas. Le silence électrique fut troublé par le ricanement moqueur de Heath.
— Hé, Erik, permets-moi de te donner un conseil. Zo n’aime pas, mais alors vraiment pas, qu’on lui dise ce qu’elle doit faire. Et c’est comme ça depuis, oh… au moins le CE2. Avant même que la déesse lui accorde des pouvoirs magiques, elle détestait qu’on lui donne des ordres.
Il me tendit la main.
— Tu viens faire un tour avec moi quelques minutes ? On pourra discuter sans public.
— Oui. J’ai besoin de changer d’air.
Ignorant Erik et la main de Heath, je me dirigeai à pas bruyants vers la porte en métal, qui paraissait beaucoup plus solide quelle ne l’était en réalité. Je la poussai et sortis dans la sinistre soirée d’hiver. Les bourrasques d’un vent glacial sur mon visage échauffé m’apaisèrent un peu ; j’inspirai profondément, essayant de me calmer et de ne pas hurler ma frustration.
Je crus qu’il pleuvait ; or c’était plutôt comme si le ciel crachait de petits grêlons, doucement, sans interruption. Tout était recouvert de glace, ce qui donnait aux parages une apparence surnaturelle.
— Ma camionnette est là-bas, dit Heath en désignant le fond du parking désert.
Elle était garée sous un arbre, planté à l’origine pour orner le trottoir qui faisait le tour de la gare. Il avait payé le prix de nombreuses années de négligence : au lieu de pousser dans le rond creusé à cet effet, ses racines avaient fendu le ciment autour de lui. Ses branches chargées de glace se balançaient, fragiles, près du vieux bâtiment en granit ; certaines s’appuyaient sur le toit. Il semblait sur le point de se briser en mille morceaux.
— Viens, dit Heath, m’abritant la tête sous sa veste. On sera mieux dans la camionnette.
Je balayai des yeux le paysage gris, désolé. Il n’y avait rien d’effrayant ni de monstrueux. Juste le froid, l’humidité et le vide.
— D’accord, fis-je, le laissant me conduire vers le véhicule, serrée contre lui.
Je n’aurais sans doute pas dû m’agripper à lui pour ne pas glisser, mais je me sentais tellement à l’aise que je n’hésitai pas. À quoi bon se voiler la face ? Il faisait partie de ma vie depuis l’école primaire. J’étais mieux avec lui qu’avec quiconque, excepté Grand-mère. Que nous sortions ensemble ou non, il m’était plus proche que n’importe quel membre de ma famille. Il avait été mon ami avant même de devenir mon petit ami.
« Mais il ne pourra plus jamais n’être qu’un ami ; il y aura toujours quelque chose de plus entre vous », me chuchota ma conscience, que je choisis d’ignorer.
Il m’ouvrit la portière. Son odeur, mêlée à celle du produit nettoyant, s’en échappa. M’installer à l’intérieur à côté de lui aurait été trop intime ; cela m’aurait rappelé trop de souvenirs. Alors, je me perchai au bout du siège passager, juste pour ne pas être complètement trempée. Il me fit un sourire triste, comme s’il comprenait ma manœuvre, et s’adossa contre la portière ouverte.
— Bon, de quoi voulais-tu me parler ?
— Je n’aime pas te savoir ici. Je ne me souviens pas de tout, mais je sais que ces souterrains sont dangereux. Tu as beau prétendre que ces novices ont changé, ça m’inquiète que tu sois avec eux.
— Je ne peux pas te reprocher ta méfiance, mais je t’assure que la situation n’est plus du tout la même. Ils ont retrouvé leur humanité. Et puis, pour l’instant, c’est ici que nous sommes le plus en sécurité.
Heath me fixa un long moment, puis soupira lourdement.
— C’est toi la prêtresse ; j’espère que tu sais ce que tu fais. Je me demandais juste si vous ne devriez pas retourner à la Maison de la Nuit. Cet ange déchu n’est peut-être pas si terrible que ça.
— Oh, si, il l’est, tu peux me croire ! Tu ne l’as pas vu quand il est sorti de terre ! On aurait dit qu’il avait jeté un sort sur les novices et les vampires. C’était vraiment flippant. Tu connais déjà l’étendue des pouvoirs de Neferet. Eh bien, Kalona est mille fois plus puissant qu’elle.
— Ce n’est pas bon, ça.
— Non.
Il se tut, se contentant de me regarder. J’étais hypnotisée par ses yeux marron, d’une douceur extrême. Soudain, je me sentis bizarre, troublée par la bonne odeur de son savon, l’odeur avec laquelle j’avais grandi, et la chaleur émanant de son corps.
Lentement, il prit ma main et la retourna pour admirer mes tatouages. Il en suivit le tracé avec un doigt.
— C’est vraiment incroyable, ce qui t’est arrivé, souffla-t-il. Parfois, quand je me réveille le matin, j’oublie que tu as été marquée et que tu es à la Maison de la Nuit, et j’ai hâte d’être au match de vendredi pour que tu viennes me voir jouer. Ou alors, je suis impatient de te parler avant d’aller en cours. Et puis, je me souviens que c’est fini, tout ça… C’était moins dur quand nous avions notre Empreinte, parce que j’avais l’impression d’avoir encore une chance, de posséder une partie de toi. Plus maintenant.
Il me faisait trembler à l’intérieur.
— Je suis désolée, Heath. Je… je ne sais pas quoi dire. Je ne peux rien changer.
— Si, fit-il en pressant ma main contre son tee-shirt de l’équipe de Broken Arrow, juste au-dessus de son cœur. Tu le sens battre ?
Je hochai la tête. Je percevais son martèlement, fort et régulier, à peine trop rapide. Je pensai au sang délicieux qui coulait dans ses veines. Comme j’aurais aimé y goûter, juste un tout petit peu… Mon propre cœur s’emballa.
— La dernière fois que je t’ai vue, reprit-il, je t’ai dit que c’était trop douloureux de t’aimer. Mais j’avais tort. La vérité, c’est que c’est trop douloureux de ne pas t’aimer.
— Non, Heath. On ne peut pas, fis-je d’une voix rauque, luttant contre mon désir.
— Bien sûr qu’on peut, bébé. On est bien ensemble. On a de l’entraînement.
Il s’empara du doigt que je pointais sur sa poitrine et passa légèrement le pouce sur mon ongle.
— C’est vrai que vos ongles sont si aiguisés qu’ils peuvent trancher la peau ?
J’opinai. Je savais qu’il fallait que je m’en aille, que je retourne dans les tunnels, à la vie qui m’y attendait, mais j’en étais incapable. Heath m’offrait lui aussi une vie, et il m’était impossible de m’éloigner de lui.
Il posa mon doigt au creux de son cou.
— Coupe-moi, Zo. Bois mon sang, murmura-t-il. Nous sommes déjà liés. Nous le serons toujours. Recrée cette Empreinte entre nous.
Il appuya plus fort. Nous respirions tous les deux bruyamment. Mon ongle perça sa peau et, fascinée, je regardai le minuscule ruban écarlate qui se déroulait sur sa peau pâle.
Le parfum familier de son sang me submergea. Rien ne soutenait la comparaison avec du sang humain frais – ni celui d un novice, ni même celui d’un vampire adulte. Je me penchai vers lui…
Heath m’attira à lui.
— Oui, bébé, oui. Bois, Zo. Tu te rappelles comme c’est bon ?
Mes pensées s’affolèrent : et si je n’en prenais qu’une petite gorgée ? Même si nous imprimions de nouveau, ce ne serait pas si grave… J’avais adoré notre Empreinte, et lui aussi, jusqu’à ce que…
Jusqu’à ce que je la brise, lui brisant au passage le cœur et endommageant son âme, de manière irréversible peut-être.
Je le repoussai et sautai à terre. La pluie glacée qui me cingla le visage atténua ma soif de sang.
— Je dois y retourner, Heath. Toi aussi, rentre chez toi. Ta place n’est pas ici.
— Zœy, que se passe-t-il ?
Il fit un pas vers moi, et je reculai.
— Qu’est-ce que j’ai fait ?
— Rien. Ce… ce n’est pas toi, Heath. Tu es super. Tu l’as toujours été, et je t’aime. C’est pour ça que nous
ne pouvons pas imprimer. Ce ne serait pas bon pour toi, surtout en ce moment.
— Pourquoi tu ne me laisses pas décider de ce qui est bon ou pas pour moi ?
— Parce que tu ne raisonnes pas dès qu’il s’agit de nous deux ! hurlai-je. Tu te souviens comme tu as souffert à l’instant où notre Empreinte a été rompue ? Tu m’as dit que tu avais eu envie de mourir !
— Alors, ne la romps pas.
— Les choses ne sont pas aussi simples.
— Peut-être que c’est toi qui les compliques. Il y a toi. Il y a moi. Nous nous aimons depuis que nous sommes gamins, point final.
— La vie n’est pas un livre, Heath ! Rien ne nous garantit une fin heureuse.
— Je n’ai pas besoin de garantie si je t’ai, toi.
— Justement. Tu ne m’as pas, Heath. Tu ne peux plus m’avoir. Non ! m’écriai-je en le faisant taire d’un geste quand il voulut protester. Je ne peux pas faire ça, pas maintenant. Monte dans ta camionnette et fonce à Broken Arrow ; moi, je vais retrouver mes copains et mon petit ami.
— Oh, je t’en prie ! Toi et cet abruti de vampire ? Tu ne vas pas le supporter longtemps, Zo, je t’assure.
— Il ne s’agit pas que d’Erik. Toi et moi, c’est fini, Heath. Tu dois m’oublier et continuer ta vie. Ta vie d’humain.
Je me détournai et partis. Lorsque je l’entendis me suivre, je ne me retournai pas.
— Non ! Va-t’en, Heath, et ne reviens jamais ! lançai-je.
Je retins mon souffle. Le bruit de pas s’arrêta. « Il ne faut pas que je le regarde ! Sinon, je vais me jeter dans ses bras. »
J’avais presque atteint l’entrée de la gare quand le premier croassement déchira l’air. Je stoppai net comme si je m’étais heurtée contre un mur de pierre et fis volte-face. Heath se tenait sous l’arbre, à côté de sa camionnette.
Soudain, je vis une ombre remuer dans l’arbre qui ployait sous le poids de la glace. Je battis des paupières, intriguée. Alors, l’image se transforma et devint plus nette. J’en eus le souffle coupé. Neferet ! Elle était accrochée à une branche épaisse et luisante qui reposait sur le toit de la gare. Ses yeux écarlates brillaient ; ses cheveux volaient furieusement autour d’elle comme si elle était prise dans un ouragan.
Elle ricana. Son expression était tellement cruelle que je me figeai.
Comme je la fixais, horrifiée, l’image se métamorphosa de nouveau, vacilla, et à sa place apparut un énorme Corbeau Moqueur. La créature me regardait avec des yeux d’homme, de la couleur du sang. Ses bras et ses jambes nus émergeaient du corps d’un oiseau gigantesque. Je voyais sa langue fourchue et la salive qui coulait de sa gueule avide.
— Zœy, que se passe-t-il ? demanda Heath et, avant que je puisse l’en dissuader, il suivit mon regard. Oh, non !
— Zzzzœy ? lâcha la créature d’une voix d’outre-tombe. Nous t’avons cherchée. J’étais comme paralysée. Aucun son ne sortit de ma bouche, pas même le cri de terreur qui emplissait ma gorge.
— Mon père ssssera très content quand je te présss-senterai à lui, siffla le monstre en dépliant ses ailes.
— Dans tes rêves ! hurla Heath.